En Russie tsariste avant la Première Guerre mondiale, tandis que le capitalisme se développait rapidement, il y avait des éléments solides de l'ancien État totalitaire, dirigé par le tsar, qui avaient survécu, alors qu’une énorme masse de paysannes - petits agriculteurs coexistaient à la campagne, torturés par des vestiges importants des relations féodales.
La révolution de 1905 - 1907 a conduit à la formation de la Douma d'État, à savoir une forme d'institution représentative légal avec des droits très limités, ce qui ne signifiait en aucun cas la transition vers un système parlementaire bourgeois typique. L'institution de la Douma exprimait un compromis entre les sections de la bourgeoisie et le régime tsariste. À la campagne, en dépit du fait que le servage en Russie avait été officiellement aboli en 1861, une grande partie des agriculteurs souffraient de l'oppression des grands propriétaires terriens, qui les forçaient à faire des corvées ou à leur livrer la moitié de leur récolte.
Dans la période de la révolution de 1905, les Soviets sont nés comme des noyaux d'organisation de l'action révolutionnaire de la classe ouvrière dans les conditions de la lutte aiguée caractérisant les grèves et les conflits de classe. Ils constituaient une nouvelle forme d'organisation de la classe ouvrière avec des représentants élus et ils ont servi de germes et de formes du pouvoir ouvrier future.
La création de grandes usines dans les centres névralgiques des grandes villes russes comme Moscou et Saint-Pétersbourg (plus tard Leningrad), a conduit à une croissance importante du travail salarié, rendant la classe ouvrière la principale force sociale dans le pays, en dépit du fait qu’elle ne formerait pas la majorité à la population et au territoire de l'empire tsariste.
Dans ces conditions complexes, les bolcheviks ont formé une ligne stratégique visant, à travers le développement de la lutte de classe, à assurer deux questions importantes: a) L'indépendance politique de la classe ouvrière dans la révolution bourgeoise imminente, pour que le prolétariat ne s’accroche pas à la bourgeoisie. b) La direction de l'ensemble du mouvement populaire par la classe ouvrière (à savoir l’alliance sociale du prolétariat avec la petite-moyenne paysannerie), pour que la révolution ait du caractère radical par rapport à l’époque historique, pour que la transition vers la révolution socialiste soit facilitée. Ainsi, dans la lutte pour l’action commune de la paysannerie avec la classe ouvrière, la stratégie bolchevique était basée sur la ligne: avec toute la paysannerie contre le Moyen Age. Puis, avec la paysannerie pauvre, avec les semi-prolétariens contre le capitalisme, ensemble contre les riches du village.
D’une part, cette stratégie se fondait sur l’estimation que le développement du capitalisme en Russie était objectivement en contraste avec la superstructure politique retardée du tsarisme et le maintien des résidus de servage dans la campagne, et d'autre part, sur l'idée d'un processus révolutionnaire au niveau européen. En même temps, la bourgeoisie de 1905 n’était plus la bourgeoisie progressiste de l'époque des révolutions bourgeoises du 18e et 19e siècle. Par ailleurs, le capitalisme était passé au niveau mondial à l'ère réactionnaire de l'impérialisme. Il craignait plutôt que cherchait une révolution politique, puisque sa classe adversaire, la classe ouvrière, constituait une force politique indépendante.
Ainsi, Lénine considérait que le renversement révolutionnaire devrait établir un gouvernement révolutionnaire provisoire, la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », qui mettaient en œuvre le contenu du programme «minimum » des bolcheviks (assemblée constituante, droit de vote universel, réforme agraire, etc.). Ce pouvoir effacerait radicalement les résidus du tsarisme, alors qu’il donnerait lieu à la révolution prolétarienne en Europe occidentale capitaliste développé, qui constituerait un soutien pour la révolution prolétarienne en Russie. À l'époque, les bolcheviks associaient la révolution démocratique bourgeoise à la révolution socialiste, ils soulignaient la défense des intérêts particuliers de la classe ouvrière et la nécessité d'exercer une pression constante sur le gouvernement révolutionnaire pour l’expansion des acquis de la révolution.
La « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », comme disait Lénine, pourrait avoir la volonté unitaire quant à l’écrasement de l'autocratie, mais non par rapport au socialisme. Lénine prévoyait qu’au fil de l’évolution de la révolution, la lutte au sein de l'alliance elle-même des ouvriers et des agriculteurs et de leur pouvoir s’exacerberait, et conduirait finalement à la séparation complète de la classe ouvrière des paysans moyens et riches, avec pour but la victoire du prolétariat sur les petits bourgeois et bien sûr le passage à la « dictature du prolétariat ».
Cette ligne des bolcheviks entrait en conflit avec les opportunistes de droite de cette époque, les mencheviks, mais aussi avec Trotski qui sous-estimait le rôle et l'importance de la paysannerie. Lénine estimait que la position de Trotski conduisait à la « négation du rôle de la paysannerie » et portait un coup à la révolution.
L'entrée de la Russie dans la Première Guerre mondiale a exacerbé les contradictions sociales. Les défaites répétées de l'armée russe au front, les pertes des territoires (par exemple de la Pologne, des États baltes) ont provoqué un mécontentement considérable, non seulement parmi les ouvriers et les paysans qui souffraient des ravages de la guerre, mais aussi parmi la bourgeoisie de la Russie. Le fait que les cycles du tsarisme avaient commencé à s’orienter vers l'Allemagne et la possibilité de conclure une paix séparée, a déclenché la réaction de la bourgeoisie, une réaction assistée par l'Angleterre et la France et qui a conduit à l'organisation des plans pour renverser le tsar. Dans le même temps, en 1916, divers soulèvements ethniques ont éclaté dans le Caucase et en Asie centrale contre l'empire tsariste.
Les plans de la bourgeoisie pour renverser le tsar ont été liés à des grandes mobilisations et grèves populaires qui ont eu lieu en février 1917 à la suite des pénuries d'aliments, du chômage massive et de l'exacerbation forte des problèmes sociaux. La création d’une situation révolutionnaire, l'action politique massive des ouvriers et des paysans qui étaient organisés dans les Soviets, la désintégration des lignes de l'armée, ont finalement conduit au renversement révolutionnaire du tsar.
La situation révolutionnaire est née sur le terrain d'un processus complexe qui comprenait une série de facteurs importants: l'intensification des antagonismes inter-impérialistes, les souffrances que la guerre impérialiste avait accumulées les trois dernières années sur le dos des couches populaires, la rupture de l'alliance du tsarisme avec la bourgeoisie -ce qui ne permettait à ceux « d’en haut » de gouverner comme avant- le travail politique et organisationnel des bolcheviks avant et pendant la guerre dans les lignes de la classe ouvrière et des soldats.
L'aiguisement brutal des contradictions entre la bourgeoisie et le tsarisme dans des conditions de crise et de la guerre impérialiste, l'inéluctabilité de laquelle avait été indiqué par les bolcheviks, avait pour résultat que la bourgeoisie avait la haute main sur la révolution de février.
Le Gouvernement provisoire démocratique a été formé de représentants des partis libéraux bourgeois de Russie et était devenu un organe du pouvoir bourgeois. Pourtant, en même temps, la lutte politique massive des ouvriers et des paysans a permis de mettre en lumière l'organisation des masses armées qui ont participé au renversement du tsar à travers les Soviets (conseils des représentants).
À cette époque, les Soviets ont été dominés par les mencheviks (courant opportuniste) et les SR («socialistes-révolutionnaires petits bourgeois»), qui avaient mis de l'avant la tâche de soutenir le gouvernement provisoire. Par conséquent, une situation a émergé que Lénine appelait « double pouvoir » pour décrire un moment de transition du processus révolutionnaire, où la bourgeoisie avait en effet pris le pouvoir, mais elle n'a pas été si puissante pour briser l'organisation armée des masses populaires (par exemple, les Soviets avaient leurs propres gardes).
Lénine, en constatant le compromis entre le Gouvernement provisoire démocratique et les Soviets, estimait qu’une politique spécifique devrait être déployée afin de convaincre les travailleurs, à partir de leur expérience, de la nécessité:
a) de ne pas soutenir le Gouvernement provisoire démocratique, qui était le gouvernement de la bourgeoisie.
b) de réaliser que la guerre qui continuait était impérialiste, prédatrice et injuste.
c) de quitter les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, pour changer le rapport de force dans les Soviets en faveur des bolcheviks.
d) que les Soviets prennent le pouvoir, en tant que condition pour résoudre toutes les demandes pressantes des couches populaires (paix, pain, terre).
Dans les fameux « Thèses d’avril » et ses autres écrits de cette époque, Lénine a donné une évaluation très claire du caractère de la révolution de février. Il estimait que le pouvoir a changé de mains, qu’il avait passé dans les mains de la bourgeoisie. Il a rappelé que la question principale dans la stratégie jusque-là des bolcheviks, la question de l'alliance sociale des travailleurs et des paysans, avait déjà eu lieu sous la forme des Soviets, indépendamment du fait que la majorité du prolétariat dans ceux-ci faisait confiance aux et était affecté par les représentants des couches petites-bourgeoises qui s’accrochaient à la bourgeoisie.
À l’égard de la position de « vieux bolcheviks » (Kamenev, Zinoviev, etc.) que la révolution démocratique-bourgeoise n'était pas encore achevée et qu’un certain nombre d'objectifs n’a pas été réalisé (par exemple assemblé constituante, réforme agraire), Lénine a répondu que la question principale dans chaque révolution était la question du pouvoir. En ce sens, la révolution démocratique-bourgeoise était finie.
La stratégie bolchevique alors devrait changer. À partir de février, la question centrale à résoudre était l'élévation de la conscience prolétarienne, la conquête de son avant-garde dans le cadre de l'alliance sociale. Cela exigeait la lutte au sein des organes révolutionnaires eux-mêmes (Soviets), le regroupement avec les semi-prolétariens et la paysannerie pauvre afin de préparer le terrain à la révolution socialiste.
Lorsqu'en juillet le Gouvernement provisoire démocratique a procédé à des mesures répressives sévères contre les bolcheviks et le mouvement ouvrier, les bolcheviks ont retiré le mot d'ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ». À cette période cruciale et surtout après le déclenchement du coup d'État militaire par le général Kornilov, Lénine a prédit que la situation objective entraînerait soit la victoire complète de la dictature militaire bourgeoise soit la victoire du soulèvement armée des ouvriers. Il a intensifié la lutte contre les illusions d’une transition pacifique parlementaire au socialisme et a déclaré que le but du soulèvement armé ne pouvait être que le passage du pouvoir dans les mains du prolétariat, avec le soutien de la paysannerie pauvre, pour la réalisation des objectifs programmatiques du Parti.
En septembre 1917, les bolcheviks étant majoritaires dans les Soviets de Petersburg et de Moscou, ont relancé le slogan « Tout le pouvoir aux Soviets » avec un contenu nouveau; pas comme avant, en tant que slogan qui révélerait le compromis, la réconciliation des mencheviks avec le gouvernement bourgeois et faciliterait le changement du rapport de force, mais comme un slogan pour le renversement du Gouvernement provisoire démocratique, comme un slogan de soulèvement révolutionnaire. Les bolcheviks ont agi dans ce sens, sans attendre les élections à l'Assemblée constituante ou le Congrès des Soviets.
La détermination de Lénine et de ceux de la direction des bolcheviks ayant soutenu ses positions, a finalement conduit à la révolution socialiste victorieuse le 25 octobre (7 Novembre, selon le nouveau calendrier) 1917.
L'expérience de la Révolution d'Octobre a révélé que c’était le pouvoir ouvrier soviétique, la dictature du prolétariat, qui a abordé les questions brûlantes des travailleurs (terre, pain, paix), en non le pouvoir bourgeois ou un pouvoir «intermédiaire», qui en réalité ne peut pas exister. Le pouvoir soviétique a ouvert la voie à l'abolition des rapports capitalistes de production.
Αfin d’atteindre la révolution victorieuse, le Parti bolchevique, avec la contribution décisive de Lénine, a fait des efforts théoriques et politiques continus pour développer son concept stratégique, approfondir et anticiper les changements rapides survenus dans le rapport de force des classes rivales, ainsi que dans l'influence politique au sein de la classe ouvrière elle-même. Les changements dans la ligne de la politique révolutionnaire de 1905 à Octobre 1917 reflètent la maturation de ses élaborations stratégiques.
Ce ne fut pas une tâche facile. À partir de la séparation des mencheviks en 1903 au 2e Congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe (SDEKR) et la formation d'un parti séparé en 1912, les bolcheviks ont été forgés dans des conditions de lutte, de séparation idéologique, politique et organisationnel des forces de l'opportunisme.
La route vers la victoire était le résultat d’une élaboration théorique et politique continue, intense. L’étude des caractéristiques du capitalisme monopoliste (par l'œuvre « Impérialisme, stade suprême du capitalisme »), de l’attitude envers l'État bourgeois et du caractère du pouvoir ouvrier, à savoir la dictature du prolétariat («État et la Révolution »), l'approfondissement général dans la pensée matérialiste dialectique et l'analyse des développements (par l’œuvre «Matérialisme et Empiriocriticisme »), ainsi que l’analyse économique de la Russie tsariste (par l’œuvre « Le développement du capitalisme en Russie ») préalablement effectuée, avaient apporté une contribution décisive à l'élaboration de la stratégie de la révolution socialiste.
Ces élaborations ont mis en lumière les possibilités de socialisation des moyens centralisés de production à l’époque du capitalisme monopoliste, ainsi que les possibilités créées par le développement économique et politique inégal et l’aiguisement des contradictions inter-impérialistes pour briser la chaîne impérialiste à son maillon faible et commencer l'effort de la construction du socialisme dans un seul pays ou un groupe de pays.
Lénine, en développant la stratégie des bolcheviks, a entré en conflit dans la pratique avec les positions de Plekhanov, Kautsky, Martov et même des cadres des bolcheviks qui pensaient qu’il était nécessaire que la Russie passe du stade de la soi-disant « maturation du capitalisme ».
Ces positions étaient répandues et puissantes en Russie prérévolutionnaire. Elles se fondaient sur le grand poids de la production agricole dans l'économie russe, le manque de sa mécanisation, le retard dans l’électrification, les survivances précapitalistes dans une grande partie de l'empire tsariste. Lénine a mis en exergue le développement des relations capitalistes, la création des groupes monopolistes dans les grandes villes et la possibilité que les rapports de production socialistes donnent une grande impulsion au développement des forces productives.
La maturation de la stratégie bolchevique n’était pas bien sûr une œuvre en un acte. Le Parti des bolcheviks a gagné la capacité de tirer des conclusions de l'initiative révolutionnaire que les masses développaient dans des moments d’aiguisement de la lutte de classe, et d’utiliser les institutions qu’ils avaient créées (Soviets) en faveur du soulèvement révolutionnaire.
À chaque étape du développement de la lutte de classe, il a montré une capacité caractéristique de soutenir la stratégie par la politique appropriée, des alliances, des slogans, des manœuvres et la confrontation ciblée avec les mencheviks et les autres forces opportunistes. Il a utilisé de la meilleure façon l'expérience militante acquise par ses membres dans les luttes de classe dures pendant toute la période 1905 - 1917. Il a travaillé de façon constante et résolument pour le changement du rapport de force dans le mouvement syndical; il a été en mesure de changer le rapport de force dans les plus grands syndicats à Saint-Pétersbourg et à Moscou au cours de la période de la Première guerre mondiale, et surtout d’augmenter progressivement son influence sur les institutions des ouvriers et des soldats révoltés (Soviets). La préparation théorique et la capacité pratique militante ont permis au Parti des bolcheviks de forger des liens révolutionnaires avec les forces ouvrières - populaires et de ne pas succomber aux difficultés pratiques rencontrées dans son action, comme la violence étatique et paraétatique.
Pendant la période difficile de 1905 à 1917, les bolcheviks ont fait face dans la pratique non seulement à la violence de l'État tsariste, mais aussi à l’action contre-révolutionnaire des couches petites-bourgeoises et des masses populaires arriérées. Les Cent-Noirs dans la révolution de 1905 en sont un exemple caractéristique. Lénine soulignait que les actions pour les affronter servaient de terrain de formation des groupes militants ouvriers. L’effort déployé par les bolcheviks pour la maturation de la conscience de classe des ouvriers dans ces années-là était titanesque. Il suffit de penser que pendant l'une des plus grandes manifestations à Petrograd en 1905, la foule tenait des icônes de saintes et du tsar lui-même et chantait des hymnes avant essuyer une attaque armée de la Garde tsariste.
Surtout dans la période critique de février à octobre 1917, ils ont confronté des politiciens bourgeois très compétents, comme Kerenski, qui disposaient des grandes capacités quant à la tromperie des masses. Les bolcheviks ont réussi parce qu’ils ont travaillé patiemment, avec audace, avec un plan de préparation politique, organisationnelle et militaire pour le soulèvement révolutionnaire.
Le résultat victorieux de la Révolution d'Octobre a confirmé la stratégie de la révolution socialiste ainsi qu’une série de principes liés au renversement révolutionnaire du capitalisme: le rôle dirigeant du Parti communiste révolutionnaire, son fonctionnement basé sur le principe du centralisme démocratique, ayant comme éléments fondamentaux la collectivité et l’assurance de l’action uniforme; la nécessité de regrouper la classe ouvrière contre le pouvoir du capital, la nécessité d'attirer des parties d’agriculteurs et d’autres classes moyennes dans la révolution et de neutraliser des autres; le caractère historiquement obsolète et réactionnaire de la bourgeoisie, la nécessité de ne pas participer ou soutenir un gouvernement dans le cadre du capitalisme, la non existence de types de pouvoir transitoires entre le capitalisme et le socialisme, la nécessité d’écraser l'État bourgeois.
L'étude de la stratégie des bolcheviks dans la Révolution d'Octobre et de l'évolution pour sa formulation (1905-1917) conduit à des conclusions significatives. Elle donne une expérience précieuse en ce qui concerne le rapprochement des communistes avec des travailleurs et des couches populaires ayant une conscience de classe immature. Les bolcheviks ont réussi à combiner avec succès l'étude des développements intérieurs et internationaux, le travail théorique et l’étude de l’expérience de la lutte de classe dure en Russie. Cette combinaison est maintenant plus nécessaire que jamais pour que les communistes puissent travailler efficacement dans des conditions complexes et difficiles, où le rapport de force est négatif.